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[personal profile] soleil_ambrien
Titre : La Cowgirl
Auteur : [livejournal.com profile] soleil_ambrien
Fandom : Terres de Sienne, qui est l’univers où se déroule Croix et Fumée (original)
Persos/Couple : Mag/Agena; Deneb/Joe hinté
Rating : PG
Genre : Yuri, subtext yaoi (encore que le yuri aussi reste pas mal en subtext).
Disclaimer : Cette fois-ci, tout est à moi, promis !
Prompts : L’image ci-dessous, pour Sex Is Not The Enemy, et le défi de Milora « Je te défie d'écrire un western. », pour le Monde de l’Écriture.
Notes : S’il vous plaît, j’aimerais bien que vous me disiez si vous estimez que le monde (en particulier le système de magie, la technologie ou la religion) est cohérent… Merci d’avance !
Note 2 : Le père Rigel s’appelait anciennement Jonathan, et encore avant, David (le pauvre, il change de nom tout le temps, lol). Il apparaît dans quelques-uns de mes drabbles, et sera l’un des personnages de la nouvelle Croix et Fumée.
Note 3: (et après je vous laisse lire, promis) La fin est un peu bâclée par manque de temps, donc je la referai sans doute plus tard, hors délais ! Surtout que je suis certaine de réécrire dans ce monde, mais pas forcément avec ces personnages...




La Cowgirl

L’étranger n’avait rien des hommes qui louaient une chambre au saloon, d’ordinaire. Sous le chapeau, une cascade de cheveux bruns masquaient les traits d’un visage que Agena devinait juvénile. Une veste de mauvaise qualité, une chemise étrangement coupée qui lui laissaient les bras nus et un jean sombre, orné d’intriguantes spirales, complétaient le tout.

Ce ne fut que lorsque l’inconnu retira son chapeau et rejeta ses cheveux en arrière d’un geste brusque qu’elle comprit qu’elle s’était trompée sur toute la ligne. En fait, ce n’était même pas un homme.

« J’voudrais une chambre, siouplaît », demanda la voix rauque. Agena se surprit à la trouver incroyablement séduisante. Puis elle se reprit. On ne pouvait pas penser de telles choses. Pas à propos d’une autre femme.

Agena avait perdu son mari il y avait deux hivers de cela. Depuis, elle tenait seule le saloon. Quelquefois, elle avait une aventure avec un cowboy de passage. Rarement. Il ne fallait pas que cela devienne trop courant, sans quoi, elle aurait une réputation de traînée.

Et à Abylène, aucune fille ne voulait passer pour une traînée. Sauf celles dont c’était le métier.

Une partie du village était réservée aux honnêtes gens. C’était celle où se tenait le saloon dont Agena était la propriétaire, le barbier, le tailleur et d’autres commerces innocents. De l’autre côté, c’était les maisons de passe, les salles de jeu et les dealeurs d’énergie. Mais si la moralité de la bairmaid devenait douteuse, alors, on rangerait son établissement dans la catégorie des établissements louches, et ce n’était pas ce qu’elle voulait. Loin de là.

« J’ai b’soin d’un nom pour l’registre, m’dame, expliqua-t-elle poliment à sa cliente.
-Mag, répondit spontanément cette dernière, avant de se reprendre. Margaret, rectifia-t-elle avec plus de pondération. Margaret Brown.
-C’est noté. »

En réponse, Mag lui fit un grand sourire. S’il n’était pas venu d’une fille, Agena l’aurait sans aucun doute qualifié d’enjôleur. Mais une femme ne pouvait pas tenter de séduire une autre femme. C’était impossible, évidemment. Même une personne aussi jolie que Margaret.

Elle secoua la tête pour chasser ces pensées ridicules et demanda à sa cliente si elle avait besoin d’autre chose.

« J’vais aussi prendre un verre de whisky, ouais, acquiesça cette dernière.
-Bien, répondit-elle. Veuillez vous installer.
-Okay », fit-elle avec nonchalance, avant de s’assoir à une table. Lorsque Agena vint lui apporter sa consommation, elle avait allumé une cigarette et soufflait de longs nuages de fumée.

« Ce sera tout ? s’enquit la gérante de l’établissement.
-Ben, j’aurais bien grignoté un bout, expliqua la jeune femme, mais je veux pas bouffer tous mes sous trop vite. »

Agena ne dit rien. Margaret semblait plus prudente que la majeure partie des hommes qui faisaient escale en ville. Ils flambaient leur argent en quelques jours, en le dépensant en nourriture, évidemment, mais aussi au jeu ou chez des prostituées. Ils étaient tous outrageusement dépensiers. Malgré son allure masculine, Mag ne semblait pas partager ce défaut. En dépit des pertes pécuniaires que cette attitude signifiait pour elle, la barmaid se mit à bien l’aimer. Elle aussi, elle devait faire attention à ses dépenses, surtout en saison creuse.

Même si cette période de l’année venait tout juste de s’achever. La grande transhumance avait atteint son but, et des cowboys afflueraient sans cesse au saloon pour boire un verre, manger un morceau ou prendre une chambre. Ce serait le temps des soirées animées, des beuveries effrénées et des bagarres.

Et aussi des retrouvailles avec les habitués.


*


Cela faisait maintenant plusieurs années que Deneb et Joe venaient à Abylène lors de la période de vide de l’année. Agena les aimait bien. Ils avaient toujours des anecdotes à raconter, et ils la faisaient rire.

Normalement, elle aurait dû être mécontentée par leur venue, car ils ne prenaient qu’une chambre pour deux. Mais les entrées d’argent étaient si régulières à ce moment de l’année qu’elle ne se plaignait pas trop. Et puis, ils payaient toujours. Rien à voir avec ces pionniers qui faisaient de temps en temps escale en ville, attirés par la fièvre de l’or, mais qui n’avaient jamais un sou en poche. Le salaire des cowboys était dérisoire, certes, mais au moins, ils en avaient un.

Deneb et Joe étaient d’anciens esclaves, qui étaient devenus cowboys juste après avoir été affranchis. C’était désormais des clients fidèles, et Agena attendait leur venue avec impatience. Lorsqu’ils apparurent enfin, un ou deux jours après l’arrivée de Mag, elle les accueillit avec chaleur.

Cette fois encore, ils lui racontèrent les aventures qu’ils avaient vécues pendant leur périple : deux attaques de loups dont ils s’étaient sortis avec brio, un incendie de plaine qu’ils avaient dû contourner, et surtout la traversée d’une rivière qui leur avait fait perdre six bêtes.

« Bref, la routine, quoi », conclut Deneb en riant.

Elle acquiesça, songeuse. Vraiment, elle ne regrettait pas sa vie de barmaid.

« Bon, j’vais pisser, annonça fort élégamment Joe. Et peut-être même chier, aussi. »

Elle se moqua de son tact et lui demanda d’aller un peu plus loin que juste derrière le saloon, s’il faisait ça, ce serait gentil, merci. Ensuite, elle poursuivit la conversation avec Deneb.

« Et tu n’as jamais pensé à abandonner tout ça ? demanda-t-elle avec un geste vague de la main. Les orages, les loups, les sécheresses… Tu n’as jamais pensé à te poser dans un p’tit village comme Abylène ?
-Ce trou paumé ? plaisanta-t-il. Tu rigoles, Jenna ? »

Agena prit alors des mines de conspiratrice.

« On raconte que le chemin de fer va être prolongé jusqu’ici.
-Où ça ? l’interrogea-t-il. Abylène ? »

Elle hocha la tête et poursuivit, à voix basse :

« C’est encore un coup des Soufflards, ça, évidemment. Moi, j’dis que tout ça, c’est pas naturel. »

Le doigt de la main droite levé, elle fit le signe de soleil, pour conjurer le mauvais sort. Les Soufflards, ou plutôt les ingénieurs du Souffle, manipulaient l’énergie vitale animale et humaine pour l’insuffler à des machines. Agena était très croyante, et elle était d’accord avec le père Rigel lorsqu’il fustigeait les pratiquants de cette magie dans son sermon du soleildi. Ce qu’ils faisaient, c’était contre-nature. Ils se prenaient pour l’Astre, ils dépassaient les bornes.

« Tu sais ce qu’on raconte, de l’autre côté du désert ? lui demanda Deneb, sur le même ton. On dit que certains Soufflards ont même réussi à donner vie à des automates ! »

En réponse, elle frissonna de dégoût.

« Ça finira mal, cette histoire, c’est moi qui l’dis.
-En attendant, c’est pour nous que ça sent le roussi », souligna le cowboy.

Il se resservit un verre mais ne le but pas tout de suite. À la place, il le fit tournoyer à la lumière. L’alcool ambré prenait des reflets d’or, à la lumière de la lampe à pétrole.

« T’as raison, Jenna, déclara-t-il après un temps de silence. Je devrais m’installer ici, me marier, avoir des gosses… avant que notre job n’existe plus.
-Et pourquoi tu le fais pas ? » l’interrogea-t-elle, curieuse.

Deneb hésita.

« Tu sais, s’il n’y avait pas eu Joe, j’aurais été marié depuis longtemps », lui confia-t-il à mi-voix.

Agena sursauta, surprise. La phrase de Deneb avait éveillé son intérêt, d’une manière que son interlocuteur ne pouvait même pas soupçonner. Elle repensa à Mag, qui avait hanté ses nuits depuis le soir de son arrivée. À chaque fois que la jeune femme lui souriait, elle ressentait la même chaleur que celle qu’Eddy, son époux défunt, pouvait allumer en elle.

« Explique-moi un peu ça, s’enquit la barmaid en calant ses coudes sur la table.
-C’est compliqué », lui confia-t-il.

Mais il n’eut pas le temps d’en dire plus, parce que Joe était de retour et qu’il venait de faire claquer les portes pivotantes.

« Hey, Deneb ! lança-t-il jovialement. Tu dragues pas la p’tite Jenna, j’espère ? »

Et la discussion redevint beaucoup moins sérieuse. Ils ne reparlèrent plus du danger que représentait pour eux le chemin de fer, des ingénieurs du Souffle ou du fait de s’installer en ville. À la place, ils passèrent la soirée à se taquiner. Agena n’y faisait plus attention depuis des années, mais cette fois-ci, elle remarqua tous les petits gestes d’affection qu’ils avaient l’un envers l’autre, et les interpréta dans un sens qui n’était plus tout à fait celui de la simple amitié. Le bras passé autour de l’épaule, la main sur la taille ou les longs regards voulaient peut-être dire autre chose, de plus intense.

Lorsqu’ils montèrent enfin dans leur chambre, elle les suivit du regard un long moment, songeuse.


*


« Bon ben, me voilà sans l’sou, constata Mag. J’ai beau avoir fait gaffe, y a des limites. »

Comme la plupart des cowboys arrivés en ville, elle avait dépensé sa maigre solde en frais de logement, de nourriture et de renouvellement d’équipement. Elle avait peut-être tenu plus longtemps que les autres sur ses réserves, mais c’était tout de même la fin. Il était temps pour elle de trouver un petit métier, ne serait-ce que pour se payer à manger. Par principe, Agena et tous les autres commerçants refusaient totalement de leur faire crédit.

Ceci dit, pour les jolies yeux de Mag, elle se sentait encline à faire une exception… Non. Si elle cédait pour la jolie jeune femme, pourquoi pas pour Deneb et Joe, qu’elle connaissait depuis des années ? Il lui serait ensuite impossible de s’arrêter, et elle ferait faillite en quelques semaines. Inutile d’y songer.

À la place, elle l’aida du mieux qu’elle le pouvait en lui indiquant un grand ranch, qui engageait toujours beaucoup de saisonniers. Ce n’était pas très bien payé, même si cela suffirait pour la période du hors-saison. Mag lui fut très reconnaissante de lui avoir apporté son aide. Il fallait dire qu’elle n’était pas très bien vue, dans le village. Par exemple, le père Rigel avait souligné lors de son office à quel point il était contre-nature qu’une femme effectue le travail d’un homme. Ce n’était pas ce que l’Astre voulait, avait-il argumenté pendant son sermon. Mag s’était contentée de lui rire au nez en plein temple, et n’avait plus jamais remis les pieds à la messe, le soleildi.

Le rire de Mag était une mélodie, une chanson venue de temps très anciens. Jenna avait envie de l’entendre à jamais, de capturer la jeune femme comme un oiseau pour le réentendre dès qu’elle le voudrait.

Mais Mag partirait demain. Si elle s’installait au ranch, cela voulait dire qu’elle ne dormirait plus au saloon, évidemment. Elle lui avait promis de venir la voir le plus souvent possible, même si ce n’était pas pareil. Agena ne verrait plus sa mine fripée et endormie, au réveil. Elle ne lui servirait plus une grande tasse de café fumant tandis que Mag la fixerait de ses grands yeux verts, emplis de sommeil. Elle ne l’observerait plus baîller ou se frotter les paupières, avec un charme attendrissant qui contrastait tant avec la jeune femme dynamique qu’elle deviendrait plus tard dans la journée. La barmaid ne pouvait s’empêcher de ressentir un petit pincement au cœur.

Elle baissa les yeux, incapable de dire quoi que ce soit d’intéressant. Sur le comptoir, la main de Mag se renferma sur la sienne. C’était aussi bon que de savourer du bon pain. Ça faisait du bien à l’âme. Agena releva les yeux, rencontra son regard pur et tâcha de sourire.

« J’espère qu’ils t’embaucheront », murmura-t-elle avec embarras. Je ne veux pas que tu partes, voulait-elle dire à la place.

« Ouaip, j’espère aussi », répondit la cowboy sur le même ton. Tu me manqueras , répondait les doigts qui pressaient doucement les siens.

En effet, il n’y eut aucun problème. On l’engagea pour accomplir des tâches mineures, comme dresser les chevaux, entretenir la grange ou couper du bois. Elle dormirait dans le bunkhouse, avec tous les autres employés. Étant donné le manque d’intimité des lieux, ce n’éait probablement pas l’idéal pour une femme, mais elle rétorqua qu’elle y était habituée.

Et pour Mag, l’automne s’écoula ainsi, entre les travaux d’entretien du ranch, les temps de repos où elle jouait aux cartes avec les autres, ravaudait ses vêtements ou racontait des histoires, et ses visites au saloon tenu par Agena.

Elle ne savait pas du tout comment s’y prendre avec la barmaid. D’un côté, elle avait déjà eu des aventures avec des filles, bien sûr, mais c’était toujours des histoires d’un soir, sans lendemain. Et puis Agena semblait si sage qu’elle n’avait pas envie de lui proposer quelque chose de ce genre. Après tout, elle se signait à tout bout de champ et ne manquait aucun office du père Rigel. Sans doute devait-elle aussi croire que le fait d’aimer une autre femme était contre-nature, au même titre que le Souffle et les arts du Rêve.

Ah, si elle apprenait que Mag avait été initiée au Rêve par sa famille, lorsqu’elle était plus jeune ! Cette forme de magie était encore moins bien considérée que le Souffle. C’était un ensemble d’arts traditionnels, qui mélangeait magie et croyances ancestrales, et qui visait à la manipulation des songes, voire des esprits.

Recroquvillée dans un coin de la grange, Mag serra entre ses doigts la petite dagyde qu’elle gardait toujours dans sa poche de jean et se mit à prier. Le culte du Soleil interdisait de telles amulettes, puisque la représentation du corps humain ou même d’animaux n’était pas permise par cette religion. Toutefois, les personnes qui connaissaient le Rêve transgressaient presque toujours ce tabou.

Là où les enfants élevés dans le culte du Soleil ne jouaient qu’avec des cubes de bois, des ballons, des cerceaux ou deux tétraèdes mis bout à bout et transformés en toupies, Mag avait eu en cachette le droit de câliner des poupées, de caresser des peluches à forme d’animaux, de réaliser des parties de petits chevaux avec ses parents ou de faire agir de petites figurines d’argile. Lors de son initiation, elle en avait reçu une autre, et on lui avait expliqué qu’outre la prière, cette dagyde lui permettrait aussi de mieux se concentrer pour gérer ses propres rêves – ou ceux d’un autre. En s’entraînant suffisamment, elle avait même été capable de contrôler l’esprit d’autres personnes à l’état de veille.

Mais elle n’infligerait jamais un tel traitement à Agena. Agena, si fervente dans sa foi solarienne. Même son prénom était celui d’une étoile. Ses parents avaient sans doute dû l’élever d’une manière très croyante. Ce qui n’arrangeait pas les affaires de Mag.

Évidemment, l’église solarienne réprouvait l’homosexualité. Et même si Agena ne lui avait pas semblé totalement insensible à son charme, il en faudrait bien plus pour la faire céder. Mag ne savait pas si elle en serait capable.

Alors, un soir, elle décida de se donner du courage.


*


Mag enchaînait les verres de whisky, tant et si bien qu’à un moment donné, Agena refusa de la resservir.

« T’es saoule, Maggy, lui asséna-t-elle d’une voix sèche. Rentre chez toi.
-J’ai pas d’chez moi, et tu le sais, répliqua la jeune femme. Juste ce putain de ranch. »

Agena poussa un soupir. Apparemment, la cowgirl avait l’alcool triste. Elle avait essayé de l’entraîner dans sa beuverie, mais en raison de son métier, la barmaid tenait assez bien la boisson. Ce qui n’était pas le cas de son hôte, dont l’organisme devait supporter de longues périodes d’abstinence forcée chaque année. Pendant les transhumances, interdiction d’emporter de quoi se saouler. Trop dangereux.

La gérante de l’établissement n’était pas dupe. Apparemment, Mag tentait de rassembler tout son courage pour quelque chose, et elle avait une petite idée de ce que ce devait être. Mais elle n’accepterait jamais. C’était mal, c’était un péché. Même si elle devait admettre qu’effectivement, la jeune femme lui plaisait, avec son audace et ses manières franches.

Elle ne savait plus quoi penser.

Comme elle l’avait redouté, lorsque la soirée fut un peu plus avancée, Mag se mit à lui faire des avances de moins en moins voilées.

« Jenna, t’es trop loin, déclara-t-elle brusquement à l’autre femme, qui se trouvait toujours derrière le comptoir. Viens, assieds-toi sur mes genoux.
-Et si un client me demande à boire, je m’y prends comment ? feignit de s’amuser la barmaid, pour dissimuler son embarras.
-À part nous, le saloon est désert », opposa-t-elle.

Et c’était vrai. L’hiver était déjà bien avancé, et la plupart des cowboys se consacraient à des tâches mineures, à ce moment-là de l’année. Ils travaillaient au ranch, comme Mag, ou bien s’occupaient du bétail, des invasions de loups ou de travaux d’entretien des autres fermes aux alentours.

Jenna hésita, jeta un coup d’œil autour d’elle puis secoua la tête. En revanche, elle alla à la table où Mag était assise, ou plutôt affalée, et y ôta la bouteille de whisky restante. Tandis qu’elle esquissait ce geste, la cowgirl lui attrapa le poignet.

L’ivresse aidant, elle se sentait si amoureuse qu’elle n’essayait même plus de le cacher. Son cœur cognait à grands coups dans sa poitrine à chaque fois qu’elle pensait à Agena. Elle aurait voulu en informer le monde entier, mais elle ne pouvait pas, et elle en souffrait. Pourtant, après tous ces verres, c’était comme s’il n’existait plus aucune censure entre ce qu’elle pensait et ce qu’elle disait. Encore fallait-il qu’elle parvienne à le prononcer.

« Je… Je t’… tenta-t-elle de dire.
-Tu as décidément trop bu, ma belle », murmura Agena d’un ton qui mêlait le reproche et la tendresse.

Elle se dégagea lentement, tandis que Mag se levait en titubant.

« Alez, rentre au ranch, conclut-elle.
-Je rentre qu’si tu m’portes sur ton dos ! » proclama Mag, en lui sautant soudain dessus.

Comme les gens ivres, elle passait aisément du rire aux larmes – ou plutôt, en l’occurrence, des larmes au rire. Agena se secoua un peu, mais elle ne bougea pas. Devant tant de ténacité, la barmaid se mit à sourire.

« Bien, déclara-t-elle. Accroche-toi, je t’emmène. »

Ella traversa les portes pivotantes, descendit prudemment les marches et se dirigea vers le ranch. Hormis quelques rares lampes à pétrole, l’obscurité était totale. Sur la peau nue de son épaule, les mains gantées de Mag se faisaient de plus en plus audacieuses. Maintes fois, leurs deux chapeaux (celui de cowboy et celui de fermière) manquèrent tomber, tant la jeune femme se démenait. Jenna sentait son haleine alcoolisée, mais aussi une autre odeur, plus prodonde. Un mélange de sueur, de jean et de cuir. Ce n’était pas désagréable, d’ailleurs. L’odeur de Mag, pensa-t-elle.

Après quelques tâtonnements, elles finirent par trouver la ferme. La jeune femme avait quand même fini par descendre de son perchoir et marchait à ses côtés, quoique de manière assez aléatoire. Pour éviter qu’elle ne tombe, Agena avait passé une main en travers de sa taille. Le tissu de sa chemise bizarrement coupée était si fin qu’elle sentait presque la peau chaude à travers.

En dépit de l’heure tardive, la cowgirl n’avait pas du tout envie de dormir. Elle insista pour que Jenna reste à ses côtés dans la grande grange, déjà remplie de corps endormis. Certains grognèrent et se retournèrent à leur arrivée. Agena dut émettre plusieurs « Chut ! » pour que sa compagne, qui gloussait sans raison, se calme enfin.

Finalement, Mag s’allongea à ses côtés, la tête sur son épaule, et tomba brusquement endormie. Sans doute un nouvel effet du whisky.

Jenna resta les yeux grands ouverts dans le noir, à caresser les cheveux de son amie.


*

Et puis, ce fut le temps du départ. Il avait semblé à Agena que l’année avait passé en un clin d’œil. Ce fut le temps de la grande transhumance et des préparatifs. Comme pour l’installation au ranch, il était temps de se quitter, cette fois pour toute une année.

Deneb, Mag et Joe étrillaient et sellaient leurs montures. La barmaid avait abandonné son comptoir un instant, juste le temps de leur dire au revoir – elle n’osait pas penser « adieu ». Les accidents étaient rares, n’arrivaient qu’aux autres. En son for intérieur, elle formula une brève prière au Soleil, pour qu’il veille sur ces trois-là et qu’il ne leur arrive rien. Surtout à Mag.

« J’ai toujours dit qu’il n’y avait rien de meilleur pour un homme que d’être assis sur un cheval, déclara Joe, satisfait, une fois en selle.
-Ou pour une femme, nuança Mag.
-Pour une femme, c’est différent, prétendit-il, hautain.
-Ah ouais ? grogna-t-elle d’un air féroce. Et pourquoi ça ? »

Agena les regarda se chamailler, sans intervenir. Il lui semblait qu’elle portait une pierre dans la poitrine.

La cowgirl se tourna vers elle et lui sourit gentiment.

« T’en fais pas, Jenna, la rassura-t-elle. Les loups, c’est moi qui les bouffe ! » affirma-t-elle gaiement, en faisant référence aux meutes qui attaquaient parfois les troupeaux.

Ensuite, elle l’étreignit maladroitement, dans un élan impulsif et mal contrôlé. Elle lui rendit son étreinte, en clignant beaucoup des yeux, pour en chasser les larmes qui voulaient couler.

Mais l’Astre avait écouté sa supplique. Mag revint saine et sauve l’année suivante, et encore celle d’après. Elle devint une habituée du saloon, comme Deneb et Joe. En sa présence, Agena sentait que la blessure qu’elle avait au cœur depuis la mort de son époux s’estompait un peu.

Seulement, pendant ce temps, les ingénieurs du Souffle progressaient de plus en plus.

Une année, Mag s’en vint à Abylène plus tard que les autres. Elle avait été retardée par la crue d’une rivière, obstacle que le troupeau ne pouvait traverser, et elle avait donc dû effecteur un certain détour. Les cowboys s’étaient tous rassemblés à une table et discutaient, la mine grave. Jenna était parmi eux.

« Tu as entendu la nouvelle ? l’interrogea cette dernière lorsque Mag parvint à leur niveau. D’ici cet hiver, le chemin de fer aura atteint Abylène.
-Quoi ? »

Tous arboraient des airs catastrophés. Le chemin de fer, c’était la mort du cowboy assurée. Pourquoi risquer de confier un troupeau à une poignée d’hommes confrontée à la nature sauvage, si on pouvait faire voyager ces animaux en train, de manière plus rapide et plus sûre ?

Pour les hommes qui s’étaient rassemblés chez Jenna, l’heure était grave. Personne n’avait gagné assez d’argent pour s’installer à son compte. Ils étaient donc réduits à vivre dans la précarité toute leur vie. La plupart d’entre eux n’avaient jamais connu d’autre métier, ou alors, ils n’avaient aucune envie d’y retourner. Par exemple, avant, Joe et Deneb travaillaient dans les champs de coton. Mais c’était du temps de l’esclavage. Que feraient-ils maintenant ?

Pendant que la discussion continuait, de plus en plus amère et désespérée, Agena prit son amie à part.

« Alors comme ça, d’ici lunembre, j’ai plus de taf ? » lui fit Mag d’un ton qui se voulait détacher.

Malgré cette attitude décontractée, elle se sentait aussi désemparée que les autres. Depuis la mort de ses parents, elle n’avait jamais été que cowgirl. Et même si elle savait s’occuper d’une ferme, elle n’aurait certainement pas de quoi s’en acheter une. Pour une fille de son âge, sans revenus, les options étaient vraiment très limitées.

La barmaid semblait suivre son raisonnement au fur et à mesure que la jeune femme l’élaborait. Après un temps de silence, elle respira profondément, puis lança, d’une voix hésitante :

« Sauf si ça te dit de devenir serveuse. »

Une joie sincère éclaira les traits de Mag. Elle lui prit les mains, et hocha la tête, radieuse.

Le père Rigel trouverait peut-être è redire sur le fait que deux femmes vivent ensemble, pensa Agena, mais en ce moment, c’était bien le cadet de ses soucis. Mag restait, et c’était pour toujours.
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